Chapitre 7
Adam étant pris par ses affaires avec la police, notre second Conseil en deux jours n’aurait pas lieu avant 16 heures. En attendant, je regardai un match de base-ball à la télé en espérant que ça m’éviterait de trop ressasser. La distraction fonctionna pendant les deux premiers tours de batte, puis une autre publicité de recrutement de la Société de l’esprit me fit perdre tout intérêt pour le match. J’éteignis la télévision en me demandant si je reprendrais jamais plaisir à la regarder de nouveau.
Les membres du Conseil arrivèrent petit à petit, seul ou par groupe de deux, comme le jour précédent. Et comme la veille, Raphael fut le dernier à apparaître avec dix minutes de retard. Mais personne ne lui fit remarquer, ce qui nous évita de commencer tout de suite les hostilités.
Adam nous rapporta les détails du meurtre de Mary. De manière assez prévisible, l’hôte de Mary, Helen Williams, malgré ses vingt-deux ans, possédait un casier judiciaire criblé d’arrestations pour drogue et prostitution. Comme c’est malheureusement le cas pour les personnes comme Helen qui mènent un style de vie marginal, la police n’allait pas mobiliser beaucoup de personnel ni dépenser l’argent du contribuable pour pourchasser son meurtrier. Pour le moment, aucun ami ni membre de la famille ne s’était manifesté pour réclamer que justice soit rendue. Les policiers s’accordaient à penser qu’elle avait entourloupé un dealer et avait été punie.
Si Helen Williams avait été une tout autre personne – le genre que la police considérait comme un membre de valeur de la société –, les autorités auraient vraiment obligé Adam à expliquer pour quelle raison elle était en possession de sa carte de visite. Son explication, après tout, était un peu légère. Mais les policiers ne tenaient pas vraiment à consacrer trop de temps et d’énergie à cette affaire et Adam était un éminent et intègre citoyen. Ce qui lui conférait une sorte d’immunité. Ça tombait sacrément bien pour nous, mais je ne pouvais m’empêcher d’être dégoûtée par l’absence d’intérêt que la police portait à la mort de cette jeune femme. Je comprenais pourquoi ce n’était pas une priorité pour eux, mais ça ne signifiait pas que j’appréciais. J’avais à présent une raison supplémentaire d’espérer coincer celui qui avait forcé Helen à invoquer un démon qu’elle ne voulait pas héberger. Rien de tel que rendre justice soi-même.
Combien d’autres personnes comme Helen Williams traînaient dans les rues en ce moment même ? Cette pensée me fit frémir.
— Je suppose qu’il va nous falloir entreprendre une nouvelle expédition, dit Raphael.
Son absence de compassion pour la mort de cette femme était navrante, mais je ne m’attendais pas à mieux de sa part.
— Non, rétorqua Barbie, assise toute raide sur sa chaise. Cette pauvre femme est morte à cause de nous. Je ne recommence pas.
— Bien, fit Raphael avec un geste nonchalant de la main. Nous utiliserons quelqu’un d’autre comme appât.
— Non, vous ne le ferez pas, insista-t-elle. (La colère embrasait ses joues, mais Barbie ne haussa pas le ton.) Progresser dans la hiérarchie des partisans de Dougal serait notre unique raison de réitérer cette expérience et ça ne risque pas d’arriver si celui ou celle que nous interrogerons se fait tuer quelques heures après nous avoir parlé.
C’était un argument très sensé, même si j’étais certaine que le refus de Barbie de prendre part à cette entreprise n’avait rien à voir avec la logique. Elle s’était sentie coupable quand Mary avait été à peine molestée. J’étais prête à parier qu’elle se sentait vraiment mal à présent, en sachant que Mary… non, que l’hôte de Mary avait été tué.
Je jetai un coup d’œil à Andy, le roi de la culpabilité. Il n’était peut-être pas présent lors de l’interrogatoire, mais il n’avait émis aucune objection au cours du Conseil quand nous avions élaboré notre plan. Évidemment, il avait les yeux rivés sur ses pieds et ses lèvres crispées dessinaient une ligne misérable.
— Moi aussi, je pense que Mary est morte à cause de nous, dis-je en regardant toujours Andy, mais nous ne pouvions pas prévoir ce qui allait se passer.
Raphael suivit mon regard vers Andy avant de rouler des yeux d’un air théâtral. Serrant les dents, je m’interdis de dire à Raphael ce que je pensais de lui. Même si Andy et son numéro de chien battu me tapaient aussi sur les nerfs.
— Il faudra mieux choisir notre cible cette fois, déclara Raphael en perdant rapidement tout intérêt pour son ancien hôte. Mary n’était sur la Plaine des mortels que depuis quelques jours. Elle n’avait pas encore eu l’occasion de rencontrer son contact. Si nous pouvions interroger un démon arrivé depuis au moins quelques semaines, il pourrait alors nous donner un nom, ou ne serait-ce qu’une description.
Barbie s’avança sur sa chaise.
— Alors ça ne vous ennuie pas plus que ça qu’une femme ait été battue à mort à cause de nous ?
Saul, assis à côté de Barbie, éclata d’un rire amer.
— As-tu une idée du nombre de personnes qui sont mortes à cause de mon père ? Espérer qu’il éprouve le moindre remords, c’est comme désirer lui voir pousser une auréole et des ailes.
Je me raidis en sentant que le conflit allait empirer, mais la douceur de la réponse de Raphael me surprit.
— Que je regrette ou pas importe peu, répondit-il. Je sais ce que vous pensez tous de moi et, franchement, je m’en fiche. Je vous donne mon avis sur ce que nous devrions faire ensuite, mais Lugh prendra la décision finale. (Il me regarda.) Le Conseil est rassemblé pour discuter et conseiller, mais nous savons tous qui décide.
— Un petit commentaire, Lugh, dis-je.
— Je crains que le remords soit un luxe que nous ne pouvons nous permettre, répondit-il. Nous avons besoin de rassembler davantage d’informations et ces démons nouvellement arrivés sont le seul biais par lequel nous les procurer.
Je n’aimai pas sa réponse – même si je savais qu’il avait probablement raison – et je ne la partageai pas avec les autres.
— Est-ce que l’un d’entre vous a une meilleure idée ? demandai-je en espérant ne pas avoir l’air d’implorer.
— Lugh est d’accord avec moi, dit Raphael en lisant la réponse de son frère sur mon visage. Mais il existe peut-être un moyen de rendre notre démarche plus acceptable.
— J’aimerais bien le connaître, marmonnai-je.
— Une fois que nous aurons interrogé notre prochaine proie, Morgane pourrait pratiquer un exorcisme. Le démon n’étant plus hébergé, nos ennemis n’auraient plus aucune raison de tuer son hôte.
Adam eut l’air dubitatif.
— Même si le démon a gardé l’hôte coupé de l’extérieur, ce dernier pourrait malgré tout en savoir suffisamment pour légitimer qu’il faille se débarrasser de lui.
Raphael secoua la tête.
— Une fois que nous l’aurons interrogé et que nous lui aurons soutiré la moindre information ? Quel intérêt ? Ce serait un risque inutile.
— Si le démon a profité de ces quelques semaines pour démolir la psyché de l’hôte, il se peut que ce dernier ne survive pas à l’exorcisme, déclarai-je.
— Mais tu es d’accord cependant sur le fait que l’exorcisme est un moindre mal dans le cas d’un hôte non consentant, insista-t-il. Même si, par miracle, le démon et l’hôte s’entendent comme larrons en foire, ils sont malgré tout sous la coupe de quelqu’un qui considère les humains comme du bétail qu’on peut utiliser et jeter si nécessaire.
— Tu veux dire quelqu’un comme toi ? marmonna Saul, mais Raphael ne lui prêta pas attention.
— C’est un bon plan, poursuivit Raphael. Nous obtiendrons les informations dont nous avons besoin et l’hôte sera débarrassé d’un visiteur qu’il n’a pas désiré. Il est évident que même toi, mon fils, tu ne peux t’y opposer.
D’habitude, Raphael fait preuve d’une retenue remarquable en présence de Saul, alors que ce dernier ne se gêne pas pour le provoquer lourdement. Mais, de temps à autre, Raphael lui adresse une remarque subtile, comme s’il ne pouvait s’en empêcher. Nous savions tous désormais de quelle manière Saul réagissait lorsque Raphael faisait allusion à leur filiation. Bon sang, lorsqu’il était obligé de s’adresser à lui, Saul allait parfois jusqu’à l’appeler « géniteur » plutôt que « père ».
Saul montra les dents.
— Ne m’appelle pas comme ça !
Barbie posa une main sur la jambe de Saul.
— Du calme, dit-elle. Tu sais bien que tu ne dois pas le laisser t’atteindre.
Quand Saul se met dans tous ses états – ce qui semblait être le cas à présent –, il peut être vraiment difficile de le contenir. Apparemment, Barbie avait une bonne influence sur lui car, dès qu’elle lui parla, il se détendit et secoua la tête.
— Tu as raison, dit-il en croisant les bras sur son torse. Il n’en vaut pas le coup.
Je dus me mordre la langue pour ne pas éclater de rire devant l’expression boudeuse et maussade de Saul. Ni lui ni son hôte n’étaient des enfants, pourtant il affichait vraiment l’expression d’un ado rebelle standard.
Raphael, la tête baissée et le visage dans l’ombre, inspectait ses ongles d’un air fasciné. Je le connaissais trop bien pour être bernée par son apparente indifférence. Il était blessé chaque fois que Saul le rejetait.
— Alors pourquoi il n’arrête pas de lui chercher des noises puisqu’il sait très bien que Saul va réagir ? demandai-je en silence à Lugh.
— Parce que quand Saul répond, Raphael peut alors penser « oh, quel misérable je suis » et s’apitoyer sur son sort, répondit Lugh. Parfois, je crois qu’il a vraiment changé. Puis il fait une remarque de ce genre et je comprends qu’il est toujours le même vieux Raphael.
Je n’étais pas certaine d’être d’accord avec Lugh. Ouais, Raphael était vraiment expert dans l’art de l’autoapitoiement, mais il me semblait qu’il avait… mûri depuis que je le connaissais. Plus particulièrement, je me rappelais un moment où Lugh avait pris le contrôle de mon corps pour affronter Raphael. J’avais pensé qu’il tenait juste à discuter avec lui, mais la scène avait rapidement tourné à la bagarre. Même si les deux démons étaient quasiment de force égale, Raphael avait refusé de se battre et avait préféré laisser Lugh le renvoyer au Royaume des démons et le livrer à la merci de Dougal plutôt que de risquer un combat qui aurait pu tuer Lugh.
— Tu crois vraiment que l’ancien Raphael aurait pris la même décision ? demandai-je à Lugh en essayant de ne pas songer combien il était ironique que je sois en train de défendre Raphael que je détestais.
— Peut-être pas, admit Lugh avant de se taire.
— Une nouvelle expédition aux 7 Péchés Capitaux, alors, déclara Adam pour nous rappeler notre sujet de conversation.
Barbie laissa échapper un soupir malheureux.
— Je suppose.
— Tu n’es pas obligée de servir d’appât, lui dis-je. Je suis sûre que quelqu’un d’autre peut s’en charger.
Non pas que les volontaires s’empressèrent de se manifester.
— Non, ce devrait être moi, dit-elle. C’est le genre de truc que je fais pour vivre. (Elle fronça les sourcils.) Bon, pas vraiment mais… (Elle souffla.) Vous voyez ce que je veux dire.
Et c’était vrai. Barbie avait autrefois décrit son travail comme consistant en grande partie à « convaincre les gens de lui dire ce qu’ils n’étaient pas censés lui avouer », avec une variante évidente qui impliquait de « convaincre les gens de faire ce qu’ils n’étaient pas censés faire ». C’était la personne idéale pour cette mission, même si elle ne l’appréciait pas.
— Je suppose que nous sommes donc tous d’accord, déclara Adam. Le club est fermé le dimanche, nous nous y rendrons demain soir.
— Comme tu veux, chef, dis-je.
Je me sentais fatiguée à présent que le Conseil touchait à sa fin et que je pouvais me détendre un peu. Je ne suis pas au summum de ma forme quand je manque de sommeil.
On bavarda encore un peu ensuite, mais rien d’important, et personne ne s’emporta. Alors que les membres du Conseil s’en allaient au compte-gouttes, je remarquai que Brian s’attardait. Je ne savais pas si c’était une bonne chose. D’un côté, il fallait vraiment que nous discutions. De l’autre, ce n’était pas le genre de discussion que nous aurions dû avoir alors que j’étais fatiguée et grognon.
Quand Brian et moi fûmes enfin seuls dans l’appartement, il se tourna vers moi. Je levai une main pour anticiper ce qu’il s’apprêtait à me dire.
— Est-ce que ça peut attendre que je prépare un café ?
Dominic m’avait apporté un fabuleux café italien extrafort que je mourais d’envie de goûter. Il s’était probablement attendu que j’en prépare pour le Conseil, mais je ne tenais vraiment pas à partager ce trésor avec sept autres personnes.
Brian m’adressa un de ses sourires puérils.
— Ça peut attendre, je sais qu’il ne vaut mieux pas se mettre entre ton café et toi.
— Gros malin, répondis-je sur un ton affectueux.
Dans la cuisine, Brian m’observa en silence pendant que je piochais à la cuiller dans le café odorant et que je remplissais le filtre. J’enclenchai la cafetière puis je m’appuyai contre le comptoir pour examiner l’homme que j’aimais en essayant de percevoir ses pensées. Mais, au contraire de moi, Brian était très fort quand il s’agissait de les dissimuler.
— D’accord, dis-je alors que la cafetière commençait à glouglouter. Qu’est-ce qui se passe ?
Il arqua les sourcils.
— Il me faut un prétexte pour parler avec ma petite amie ?
— Bien sûr que non, répondis-je, irritée. Mais étant donné la manière dont nous nous sommes quittés la dernière fois, je ne pense pas que tu sois resté pour bavarder.
Brian ouvrit le placard près de ma tête et en sortit un mug. Sans un mot de plus, il prit la cafetière. Quelques gouttes sifflèrent sur la plaque chauffante mais, comme je ne supporte pas de devoir attendre que le café soit entièrement passé pour pouvoir me servir, ça ne me dérangea pas. Il y avait juste assez de café pour remplir le tiers d’une tasse, mais Brian le versa dans le mug qu’il me tendit avant de remettre la cafetière en place.
— À des fins médicales, dit-il.
Je roulai des yeux avant de boire une gorgée avec précaution. Je réussis malgré tout à me brûler la langue, mais l’arôme riche et sombre en valait le coup. Il aurait été honteux de diluer ce breuvage avec du sucre et du lait, mais je ne bois mon café noir que si je n’ai pas le choix. Je fermai les yeux et respirai son odeur, ce rituel agréablement familier me calma.
Quand j’ouvris de nouveau les yeux, Brian avait sorti le lait du réfrigérateur et avait posé le sucrier devant moi. Ah, quelle joie d’être prévisible. J’agrémentai mon café en faisant semblant de ne pas remarquer que Brian scrutait le moindre de mes gestes.
— J’ai eu une idée pendant le Conseil, dit-il. Je veux te la soumettre, mais je ne veux pas que tu répondes tout de suite. Promets-moi simplement que tu vas y réfléchir.
Oh oh, je n’aimais pas trop ça. J’arrachai mon attention de mon café pour regarder prudemment Brian.
— Est-ce une de ces réflexions qui requièrent que je lâche tout objet cassable avant que tu me la soumettes ? demandai-je en levant mon mug.
Un sourire étira les coins de sa bouche.
— Je ne suis pas sûr. Pourquoi ne prendrais-tu pas tes précautions, juste au cas où ?
Je lui adressai une grimace, mais posai malgré tout mon mug. Je n’avais aucune idée de ce qu’il s’apprêtait à me dire.
— D’accord, dis-je en me préparant. Je t’écoute.
— Encore une fois, rappelle-toi que je ne veux pas que tu me répondes tout de suite. Je veux juste que tu gardes ma proposition en tête.
J’acquiesçai en lui faisant signe de poursuivre.
— Il m’est venu à l’esprit que nous avions probablement dépassé le stade où il était nécessaire de garder Lugh caché derrière ton aura humaine.
En raison de ma relation unique avec Lugh, quiconque examinait mon aura ne pouvait savoir que j’étais possédée, tant que je contrôlais mon corps. Quand Lugh prenait le contrôle, j’apparaissais alors comme étant possédée, mais cela arrivait tellement rarement que ça n’avait jusque-là pas posé un problème. Cet état de fait avait fait de mon corps la planque idéale pour Lugh quand Raphael m’avait obligée à l’appeler sur la Plaine des mortels.
Il n’était pas difficile de voir où Brian voulait en venir et je me hérissai aussitôt.
— Tu veux que je transfère Lugh dans un autre hôte ?
Il me venait tellement d’objections à l’évocation de cette solution que je n’aurais su par laquelle commencer.
Brian leva les mains.
— Laisse-moi finir avant de m’arracher la tête.
Je le regardai les yeux plissés ; ma poitrine se serrait douloureusement. Je n’avais pas besoin de l’écouter pour voir le panneau « danger ». Brian avait réfléchi à ce à quoi la vie allait ressembler s’il continuait à me fréquenter. Il avait désormais compris à quel point Lugh était présent et il était incapable de l’accepter.
J’étais si abasourdie et bouleversée par les implications d’une telle hypothèse que je ne savais quoi dire. Brian interpréta mon silence comme un accord et il poursuivit :
— Quand tu as découvert que tu hébergeais Lugh, vous étiez un peu seuls contre le monde entier et le secret était votre meilleure arme. Mais aujourd’hui… Lugh a le Conseil ainsi que de puissants alliés démons. Sans compter que Dougal ne semble pas le rechercher activement.
— Et qui désignerais-tu comme volontaire pour être le nouvel hôte de Lugh ? demandai-je, les dents serrées. Ne va pas penser que je suis d’accord avec ton idée, j’espère que tu as bien compris. Et si tu proposes Andy, je te… (Je ne parvins pas à trouver de menace assez créative.) Disons juste que ce ne sera pas joli à voir.
Brian m’adressa un regard outré.
— Je ne suis pas un abruti complet. Je n’aurais jamais suggéré Andy, même si j’avais pensé qu’Andy souhaitait l’héberger.
— Alors qui ?
— Si tout se passe comme prévu, demain soir, tu vas chasser un démon du corps d’un hôte non consentant. Qui pourrait très bien ne pas être dans un bel état une fois le démon exorcisé. Et qui, d’après nos déductions, n’aura ni amis ni famille affligés par sa disparition, si par hasard ils la remarquent.
La mâchoire m’en tomba et je regardai fixement Brian avec une expression de choc total.
— Tu veux que je transfère Lugh dans le corps d’un hôte non consentant qui, je te le rappelle, pourrait s’en sortir même s’il est en état de catatonie après l’exorcisme ?
J’essayai de parler sans hurler. En vain.
Jamais dans mes rêves les plus fous, je n’aurais imaginé que Brian proposerait une solution aussi immorale. Je l’avais toujours considéré comme un citoyen modèle, respectant à l’excès les lois et l’éthique. Je m’étais rendu compte que je l’avais un peu juché sur un piédestal, mais quand même…
Brian refusa de croiser mon regard.
— Tu pourrais toujours transférer Lugh temporairement et il pourrait te dire s’il pense que l’hôte a une chance de s’en sortir. De plus, pour ce qu’on en sait, l’hôte pourrait très bien être dans le coma, pas seulement en état de catatonie.
Dans un pour cent des cas, l’hôte restait dans le coma après un exorcisme, incapable même de recouvrer ses fonctions les plus basiques – comme, disons, la respiration –, une fois que le démon avait déserté son corps. Je secouai violemment la tête.
— Alors tu espères que le pauvre gars que nous allons exorciser demain se retrouve dans le coma ?
Je me fichais à présent complètement de hausser le ton. J’étais tellement en colère que je regrettai d’avoir posé mon mug. Brian l’avait discrètement écarté de ma portée et si je désirais l’attraper pour le lancer contre le mur, il faudrait que je lui passe sur le corps. Ce qui, à la réflexion, n’était pas une si mauvaise idée.
— Je n’arrive pas à croire ce que j’entends, dis-je en secouant la tête. Tu es supposé être un type bien ! Et les types bien ne peuvent cautionner la possession d’un hôte non consentant, juste parce que cela les arrange.
L’expression de son visage se durcit.
— Ah, très bien, alors cela ne te posait aucun problème que Raphael prenne Tommy pour épargner à ton frère de l’héberger, mais ce n’est plus la même histoire quand il s’agit de transférer Lugh dans un hôte qui sera perdu au-delà de tout espoir ?
Je tressaillis. C’était un coup bas que je méritais probablement. J’étais une hypocrite. Mais même si j’en avais conscience, je devais me faire violence pour contenir ma colère.
— Que t’arrive-t-il, Brian ? Je n’aurais jamais cru t’entendre dire un jour qu’on pouvait réparer une injustice par une autre injustice.
À présent, lui aussi se mettait en colère.
— Oh, je ne sais pas. Peut-être est-ce du au fait que j’ai été enlevé et torturé ? (Je tressaillis de nouveau.) Ou que j’ai aidé Lugh à commettre un meurtre ? Ou que j’ai laissé le Conseil convaincre un hôte mentalement déficient d’invoquer un démon ? Tu ne peux espérer que je me plie à toute cette merde sans qu’elle déteigne un peu sur moi.
Je me retins de lui faire remarquer que c’était une des raisons pour lesquelles j’avais essayé de rompre quand Lugh était entré dans ma vie. Je ne voulais pas le traîner dans cette boue avec moi. Mais il semblait que c’était de toute façon trop tard.
Brian se calma et, quand il reprit la parole, sa voix était beaucoup plus douce.
— Réfléchis à ma proposition, d’accord ?
— Je n’ai pas besoin d’y réfléchir. La réponse est « non » et aucune chance que ça change. Je ne transfère pas Lugh dans n’importe quel inconnu, même si l’hôte est dans le coma après l’exorcisme. Et si je décidais d’agir ainsi, ce ne serait certainement pas pour te soulager parce que tu ne supportes pas que ta petite amie soit possédée.
Brian roula des yeux.
— Je n’ai jamais dit…
— Tu n’as pas besoin de le dire. J’ai bien reçu le message. Et je crois qu’il est temps pour toi de partir.
— Morgane…
Je passai à côté de lui en le bousculant et me dirigeai vers la porte d’entrée. Il me courut après et me saisit par le bras. Ce qui n’arrangea pas mon humeur.
— Lâche-moi, dis-je.
Je ne criais plus, mais il perçut sans aucun doute la fureur qui bouillonnait dans ma voix.
— Le sujet est clos et, si tu ne t’en vas pas maintenant, je vais laisser Lugh prendre le contrôle pour qu’il te fiche à la porte manu militari.
Brian lâcha mon bras en secouant la tête.
— Très bien, je m’en vais. Je suis désolé si j’ai blessé ta délicate sensibilité.
J’ouvris d’un coup la porte et désignai le couloir.
— Dehors !
Ses épaules s’affaissèrent de résignation.
— Chouette, ça s’est bien passé, marmonna-t-il en sortant.
Je claquai la porte derrière lui.